La justice enquête sur la gestion de la crise de Tchernobyl

Mardi 19 mars 2002,

Alors que la plupart des pays européens avaient suspendu la consommation de lait et de légumes verts, la France n'a pris aucune mesure préventive après le passage du nuage. Une note du 16 mai 1986 atteste pourtant que les taux de contamination élevés des aliments étaient connus des autorités.

Les pouvoirs publics ont-ils commis des négligences lors de la gestion de la catastrophe de Tchernobyl, le 26 avril 1986 ? C'est la question à laquelle devra répondre l'information judiciaire ouverte, à Paris, le 3 juillet 2001, pour "atteinte involontaire à l'intégrité des personnes" à la suite d'une série de plaintes déposées par 200 malades atteints par des cancers de la thyroïde. Selon eux, ces maladies sont liées à l'absence de mesures de précaution prises lors du passage, au dessus de la France, du nuage radioactif ( du 28 février). La Commission de recherche et d'information indépendante sur la radioactivité (Criirad), un laboratoire qui, depuis quinze ans, conteste les chiffres officiels sur les retombées radioactives, s'est portée partie civile.

La juge d'instruction chargée du dossier, Marie-Odile Bertella-Geffroy, a mené plusieurs perquisitions dans les ministères et les administrations liées au nucléaire. Les documents saisis par la brigade des affaires sanitaires et des libertés publiques représentent près de soixante tomes, que la justice tente actuellement de décrypter. La magistrate a demandé à un expert de faire une étude comparative des données recueillies auprès des autorités et de celles qui ont été communiquées au public afin de déterminer s'il y a eu transparence de l'information.

Au lendemain de l'explosion de la centrale nucléaire de Tchernobyl, la plupart des pays européens ont pris des mesures préventives : le Luxembourg a interdit à ses citoyens de boire de l'eau de pluie, l'Allemagne a suspendu la vente des légumes verts pendant un mois, et l'Italie a interdit la consommation de lait aux enfants de moins de dix ans et aux femmes enceintes. Il fallait agir vite : l'iode 131, qui peut provoquer des cancers en se fixant sur la thyroïde, s'affaiblit rapidement. Ce radioélément perd en effet la moitié de son activité au bout de huit jours, contre trente ans pour le césium 137. Pour limiter la contamination, l'Europe avait établi, le 6 mai, une recommandation demandant que ne soient pas consommés des laits contenant plus de 600 becquerels.

Malgré l'inquiétude provoquée en Europe par l'explosion, le gouvernement français se montrait rassurant. Le 6 mai, le ministère de l'agriculture affirmait ainsi dans un communiqué : "Le territoire français, en raison de son éloignement, a été totalement épargné par les retombées de radionucléides consécutives à l'accident de la centrale de Tchernobyl". Une seule saisie administrative était opérée : des épinards alsaciens étaient interdits pendant une petite semaine.

Parmi les pièces saisies à Matignon, les policiers ont trouvé le compte-rendu d'une réunion interministérielle qui s'est déroulée le 16 mai 1986, soit 21 jours après l'explosion de la centrale. Le gouvernement de Jacques Chirac était alors installé depuis deux mois. Les notes manuscrites, sur du papier à en-tête du ministère de l'intérieur et de la décentralisation, évoquent une liste de relevés de contamination. "Nous avons des chiffres qui ne peuvent pas être diffusés", griffonnait l'auteur de la note, qui ajoutait : "Lait de brebis : + de 10 000 becquerels/l". Des taux allant de 2 000 à 4 400 becquerels d'iode 131 par litre avaient été relevés, entre le 7 et le 12 mai, dans du lait de brebis et de chèvre, près de Cadarache (Bouches-du-Rhône) et en Corse. Il est également fait allusion à des taux de plus de 3 000 becquerels relevés, le 2 mai et les jours suivants, par l'Institut de protection et de sûreté nucléaire (IPSN), dépendant du Commissariat à l'énergie atomique sur des salades à Mandelieu et à Nice. Malgré ces chiffres nettement supérieurs aux recommandations sanitaires, ces produits sont restés en circulation.

Ces valeurs n'ont été rendues publiques que beaucoup plus tard. Dans la succession des communiqués du début du mois de mai, les autorités font état de maxima de 200, 360 puis 444 becquerels par litre de lait. Le jour même de cette réunion, le 16 mai, alors que des valeurs supérieures à 2 000 becquerels avaient été mesurées, le ministère de la santé publiait un communiqué affirmant qu'"aucune précaution particulière ne s'imposait" et que le lait frais pouvait être consommé à tous les âges.

"POINTS CHAUDS "

Dès le 30 avril, à l'arrivée en France du nuage, des contaminations importantes au sol avaient pourtant été constatées grâce à des calculs sporadiques entrepris autour des sites du Commissariat à l'énergie atomique (CEA) ou des centrales nucléaires EDF. "Le CEA fait des mesures et on trouve des valeurs élevées. Or, on ne publie que des moyennes", souligne la note concernant la réunion du 16 mai. L'Institut de biogéochimie marine avait mesuré, le 30 avril, la multiplication par un million du taux de radioactivité à Paris. L'Institut national de physique nucléaire avait également constaté une violente hausse à Orsay, Strasbourg ou Lyon.

A partir de juin 1986, l'IPSN lançait une campagne systématique de mesures par modélisation des concentrations au sol de césium. Dans certaines villes, les niveaux dépassaient 30 000 becquerels par mètre carré. En montagne, des "points chauds" accumulaient 500 000 becquerels. Pour l'iode 131, selon l'estimation actuelle de l'IPSN, des valeurs "de 100 000 à plusieurs centaines de milliers de becquerels par mètre carré" étaient atteintes. Une fois encore, ces estimations n'ont pas été connues du public avant fin mai. "Ces données ont été fournies aux autorités, qui n'en ont pas tenu compte", affirme Monique Sené, une physicienne membre du Groupement de scientifiques pour l'information sur l'énergie nucléaire (GSIEN).

Les données étaient alors collectées par le Service central de protection contre les rayonnements ionisants (SCPRI), dirigé de 1957 à 1993 par le professeur Pierre Pellerin. Cet organisme, qui était chargé de les interpréter et de les répercuter, accompagnées de préconisations, dépendait de la ministre de la santé, Michèle Barzach, et la gestion de la crise de Tchernobyl avait été confiée au ministre de l'industrie, Alain Madelin. Sollicitées par à de nombreuses reprises, ces deux personnalités n'ont pas souhaité s'exprimer.

Le 10 mai 1986, sur le plateau de TF1, pressé par Mme Sené, M. Pellerin confirmait que la France avait subi les retombées du nuage radioactif mais se voulait rassurant au sujet de leur impact sanitaire. La polémique enflait cependant et inquiétait le gouvernement. Selon la note du 16 mai, Edouard Balladur, ministre de l'économie et des finances, préconisait de saisir les produits contaminés et de "faire savoir" à la population. Jacques Chirac le rejoignait, insistant cependant sur le fait de ne pas créer d'inquiétude.

Le gouvernement était-il informé de la contamination exacte durant les deux premières semaines de la crise, quand des mesures préventives auraient pu être prises ? Dans un courrier "confidentiel", saisi à Matignon, adressé le 23 juin 1986 à Charles Pasqua, ministre de l'intérieur, le secrétaire général du Comité interministériel de la sécurité nucléaire, Michel Lajus, se plaignait d'être mal informé. "Je regrette que, du moins pour ce qui concerne le canal du secrétariat général, le premier ministre semble avoir été placé au régime commun, à la fois quant au contenu et à la rapidité de l'information", expliquait-il, en ajoutant : "Je ne peux pas considérer que ce secrétariat ait reçu toute l'information nécessaire au bon exercice de toutes ses missions."!

M. Pellerin, sollicité par , nous a fait savoir qu'il se refusait à toute intervention publique pendant la procédure judiciaire. M. Balladur explique aujourd'hui n'avoir gardé aucun souvenir précis de sa participation à ce dossier et Maurice Ulrich, directeur de cabinet de Jacques Chirac à cette époque, n'a pas souhaité s'exprimer. Reste cette déclaration du 18 mai 1986 d'Alain Carignon, alors ministre de l'environnement. Le gouvernement a "commis l'erreur de croire que, parce qu'il n'y avait pas de danger, il n'était pas nécessaire d'informer fortement les Françaises et les Français".

Benoît Hopquin

   

 La prudence des pays européens

La plupart des pays européens ont pris des mesures de prévention dès le début du mois de mai 1986, quand le nuage de Tchernobyl traversait l'Europe. Ils estiment avoir ainsi réduit de 50 % les quantités d'iode 131 ingérées par la population.

En Italie. Interdiction de vente de tous les légumes à feuilles jusqu'au 12 mai ; interdiction de consommation de lait aux enfants de moins de 10 ans et aux femmes enceintes jusqu'au 24 mai ; contrôle des produits aux frontières.

En Allemagne. Interdiction de la consommation de légumes verts pendant un mois ; en Bavière, interdiction de la consommation de lait frais pendant un mois pour les enfants en bas âge, pendant une semaine pour le reste de la population. Des normes sévères de radioactivité sont édictées pour les produits alimentaires. Les piscines sont fermées et les activités de plein air déconseillées dans les écoles.

En Autriche. Normes de radioactivité strictes et multiplication des contrôles ; mise en garde contre l'ingestion de légumes frais et des produits laitiers. Les bacs à sable sont déconseillés aux enfants.

En Suède, Danemark et Finlande. Les bacs à sable sont interdits aux enfants et le sable est ensuite lavé. Les éleveurs sont invités à ne pas mettre le bétail dans les pâturages et de le nourrir à l'étable.

En Suisse. Les autorités recommandent le lait en poudre aux enfants.

Au Luxembourg. Interdiction de boire l'eau de pluie ; maintien du bétail dans les étables ; recommandation de ne pas consommer de légumes frais ; contrôle des importations en provenance des pays de l'Est.

En Grèce, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni. Mesures de prévention diverses.

 

L'état Français sur le banc des accusés

L'Etat français possédait des chiffres sur la contamination liée à la catastrophe nucléaire de Tchernobyl qu'il n'a jamais diffusés, a révélé, mardi 26 février, à Valence, la Commission de recherche et d'information indépendante sur la radioactivité (Criirad).  

Les responsables de la Criirad (Commission de recherche et d'information indépendante sur la radioactivité) ont accusé, mardi 26 février, le gouvernement français d'avoir caché, en 1986, les conséquences pour la France de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl.

Une quinzaine de jours après la catastrophe, dans la nuit du 25 au 26 avril 1986, le gouvernement français, alors dirigé par Jacques Chirac, connaissait l'ampleur de certaines retombées radioactives mais s'est refusé à les communiquer, ont-ils affirmé lors d'une conférence de presse à Valence, dans la Drôme. Le laboratoire indépendant s'appuie sur des documents saisis par le juge d'instruction Marie-Odile Bertella-Geffroy.

Cette dernière instruit une plainte pour "empoisonnement", requalifiée par le parquet en "coups et blessures involontaires", déposée par des malades atteints d'un cancer de la thyroïde et pour laquelle la Criirad s'est portée partie civile. Sur l'un de ces documents, manuscrit et rédigé par un haut fonctionnaire non identifié, il est écrit : "Nous avons des chiffres qui ne peuvent être diffusés." La note a été rédigée le 16 mai 1986 lors d'une réunion de crise tenue au ministère de l'intérieur. Elle relevait, entre autres, la présence dans du lait de brebis en Corse d'une contamination par l'iode 131 de plus de 10 000 becquerels par litre.

A l`époque, la réglementation européenne préconisait de retirer de la consommation tout produit alimentaire contenant plus de 500 becquerels par litre.

La Criirad a fait ses révélations lors de la présentation de "L'Atlas France et Europe : contaminations radioactives", qui établit à partir de dizaines de milliers de relevés réalisés en 2000 sur l'ensemble de l'Europe la situation actuelle de la contamination des sols.

"MENSONGES FLAGRANTS"

Il en ressort qu'à la différence notable de l'Autriche, de l'Allemagne et de la Suisse, qui avaient adopté des mesures préventives consistant en un certain nombre de conseils donnés à la population (ne pas rester sous la pluie, ne pas consommer des légumes à larges feuilles, éviter le lait...), la France a toujours minimisé l'impact de la contamination de son sol due à l'explosion de Tchernobyl.

Mettant en cause la gestion de la crise par le ministère de l'industrie - dont le titulaire, Alain Madelin, était chargé d'exposer la position du gouvernement, "alors que cela aurait dû être de la responsabilité du ministère de la santé", selon la directrice de la Criirad, Corinne Castanier -, l'organisme indépendant s'interroge : "Pourquoi ces mensonges flagrants, ces erreurs manifestes, ce silence des organismes officiels et même des scientifiques ?" La Criirad avance un élément d'explication, en s'appuyant sur des notes saisies dans les différents ministères par le juge d'instruction : "L'Etat voulait protéger son parc nucléaire", dit Corinne Castanier.

Elle a présenté une note rédigée le 18 janvier 1988 lors d'une réunion à Matignon, à l'issue d'une réunion d'un comité interministériel. L'auteur de cette note, portant sur la discussion au niveau européen des normes de radioactivité des denrées alimentaires, se félicite que la France "qui en 1986 était la seule à défendre ses positions" ait "réussi (...) à réunir la minorité nécessaire pour empêcher les décisions contraires à ses intérêts".

Plus loin, le rédacteur précise sa pensée en s'inquiétant que les normes européennes puissent être revues à la baisse, voire que soient instituées des normes de rejets, "ce qui aurait alors pour nos installations nucléaires des conséquences beaucoup plus directes et qu'il convient donc de prévenir".

Avec Reuters et AFP